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Comprendre pourquoi les enjeux diffèrent entre Etats-unis et Europe. 

 

Depuis quelques temps maintenant, le débat sur un éventuel futur des ligues franchisées revient régulièrement au premier plan. Tout a commencé à l’été 2016, lorsque Reginald, propriétaire de l’écurie TSM, s’est plaint du système de ligue dans lequel les LCS évoluent actuellement. En tant que businessman, il dénonce le manque de visibilité à long terme des LCS et espère voir être introduit dans un futur proche, des ligues franchisées.

 

A contrario en Europe, YamatoCannon actuel coach de Vitality,  Carmac l’un des dirigeant de l’ESL ou encore très récemment Mallant directeur de la structure UOL semblent clairement anti-franchises. L’organisation de l’esport professionnel est en pleine mutation et l’heure est aux choix. 

 

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 Michal « Carmac » Blicharz,  à gauche, est opposé au système de franchises. (Helena Kristiansson)

 

Dans la logique du libéralisme triomphant, faut-il admettre la généralisation du modèle américain dans l’esport, ou bien y a t-il encore une place, dans le cadre d’une autre culture, pour le modèle européen ?  

 

Ainsi nous nous attaquerons tout au long de ce dossier au modèle économique de l’esport et plus particulièrement au clivage entre le système américain et européen. 

 

Afin de bien comprendre les mécanismes des différents systèmes mis en ordre actuellement, il est important de rappeler que celles-ci découlent directement du système sportif « traditionnel ». Nous aborderons alors le point de vue sportif, et par analogie celui de l’esport. 

 

Plongeons nous donc dans les méandres d’un système complexe souvent à tort mal compris ! 

 

 

Régulation du système économique sportif professionnel et ligues sportives

 

Les deux modèles économiques les plus répandus dans le monde sportif sont le modèle nord-américain et le modèle européen. La longue tradition du modèle économique nord-américain tient selon Stefan Kesenne, auteur du livre « L'affaire Bosman et l'économie du sportif professionnel par équipe », à la régulation du modèle sportif américain, à l’inverse du modèle européen prônant une dérégulation, notamment sur le marché des joueurs, et ce malgré l’ouverture à la concurrence du marché ainsi que la place grandissante des droits de retransmission. 

 

Basé sur un système de ligue fermée, sans relégations possibles, le système américain est, contrairement à ce que l’on pourrait croire, nettement plus régulé que le système européen ; système qui selon l'économiste Robert Boyer, est gouverné par les intérêt des grands clubs qui aspirent à devenir de véritables entreprises capitalistes ainsi que la Commission Européenne qui souhaite faire prévaloir la concurrence. 

 

En Amérique du Nord le format des ligues fermées a successivement été adopté par la Major League Baseball (MLB), la National Football League (NFL), la National Basketball Association (NBA) et la National Hockey League (NHL), leurs ligues majeures.  Cependant ce modèle même n’est pas conforme à la loi anti-trust de 1890 (loi qui interdit tout monopole sur un marché). Dès 1922, les matchs de baseball sont considérés comme « une exhibition publique et non un commerce » et le phénomène est étendu à toutes les ligues dès 1961 par le Sport Broadcasting Act.

 

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La MLB fait partie des ligues dites  « fermées ». (USA Today) 

 

Ce n’est que 15 ans plus tard que le marché tente de s’ouvrir au système des joueurs « free-agents », après que plusieurs clubs aient tenté de « réserver » des joueurs.  Le syndicat des joueurs de NFL attaque en justice les concernés et 1972 signe le début de la fin de toute modification ou dérogation envisageable à la loi anti-trust. Ainsi les ligues fermées font donc exception au credo libéral et concurrentiel du capitalisme américain. La seule alternative possible, notamment par la création d’une autre ligue, entraîne systématiquement une fusion des deux ligues par le congrès, afin d’éliminer toute concurrence.  

 

Les clubs franchisés qui composent ces ligues obtiennent leur « territoire » après analyse économique par les commissaires de la ligue. Les conflits d'intérêt sont nullifiés, chaque club souhaitant maximiser ses profits ; si les investisseurs n’y trouvent pas leur compte, ils déplaceront sans soucis leur franchise dans une autre ville. 

 

A contrario, les ligues ouvertes s’institutionnalisent pyramidalement, offrant année après année un renouveau des clubs au sein de celles-ci. Le vice de ces ligues est qu’elles n’offrent, contrairement à ce que l’on pourrait croire, que rarement du renouveau puisque que les clubs qui jouissent généralement des meilleurs résultats possèdent aussi les meilleurs joueurs. Cependant les coûts budgétaires associés aux joueurs sont tels, du fait de la surenchère pour disposer des meilleurs éléments en début de saison, que beaucoup de clubs se retrouvent déficitaires. 

 

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Les championnats de football européens ont opté pour les relégations. (Eurosport) 

 

La compétition sportive l’emporte dans la ligue ouverte sur la concurrence économique, laquelle domine en ligue fermée. Ainsi, toutes ligues confondues, les gros clubs cristallisent bien souvent les audiences. Et ce cercle vicieux n’en finit pas puisque les audiences croissent conjointement avec les différentes réussites du club. Les chances des autres clubs se détériorent et nuisent à l’incertitude des matchs. C’est en cela que la régulation prônée par le système nord-américain prend tout son sens. 

 

 

Les économistes américains préfèrent historiquement les ligues fermées, mais...

 

Dès lors il n’est pas étonnant de constater que nombre d’économistes américains (Mohamed El-Hodiri et James Quirk pour ne citer qu’eux) soient partisans des ligues fermées. Cependant les aspirations des nouveaux économistes américains et européens semblent totalement s’inverser depuis le début des années 2000. Roger Noll, dans son livre « The economic of promotion and relegation in sports league » sorti en 2002, met en avant le fait que les Etats-unis auraient fort à gagner à adopter le système européen notamment avec l’augmentation des enjeux dû aux relégations et par conséquent une affluence plus forte dans les stades. 

 

Chez les économistes européens, la ligue fermée séduit car elle permettrait la mise en place d’un microcosme financier et in extenso une stabilité financière. Elle permettrait de plus un plafonnement salarial et une régulation des recrutements des joueurs. 

 

 

 

 

                 

  • Système pyramidal du sport européen : Football                                    -     Système pyramidal de League of Legends

 

 

Analyse des mécanismes du système nord-américain

 

Le rationnement en quantité : les ligues nord-américaines réalisent un « rationnement en quantité » des clubs désirants rentrer dans une ligue. En effet, dans un soucis de maximisation des profits et en évitant au maximum les conflits d'intérêt, les ligues filtrent les candidatures. Plusieurs critères à ce rationnement déterminent les nouveaux entrants dans ce système très fermé. 

 

Cette discrimination des clubs postulants se fait au regard des revenus que ces clubs sont susceptibles de dégager et qui pourraient être potentiellement bénéfiques pour la ligue. Ainsi les ligues concernées sont perpétuellement en position de force face aux postulants.

 

Les retombées économiques des clubs dans les villes sont relativement importantes et peuvent permettre aux ligues de pratiquer un certain rançonnage sur les municipalités concernées, notamment en réclamant plus de subventions ou en menaçant de se déplacer dans une autre ville.

 

La redistribution des droits TV : dans le système nord-américain, les revenus générés grâce aux droits télévisuels sont répartis de façon équitable entre les différents clubs de la ligue. On a ainsi une stabilité financière de la ligue tout au long de la saison. 

 

Le plafonnement salarial ou Salary Cap : dans les années 70 la syndicalisation des joueurs professionnels dans les ligues sportives professionnelles a entraîné une hausse du prix des salaires. En effet, les joueurs avaient maintenant des intermédiaires de poids qui pouvaient négocier les salaires avec les dirigeants des clubs. En 1980, un plafonnement salarial est apparu face aux fortes hausses des salaires en NBA. La masse salariale des clubs était alors définie par cette simple équation : Plafond Salarial /  Nombre de clubs présents dans la ligue. Le salary cap empêche désormais tout déséquilibre compétitif car les écarts de salaires des différents joueurs ne sont pas aussi importants que dans un système dérégulé. 

 

Le repêchage amateur ou Rookie draft : le repêchage amateur intervient en fin de saison et permet de rééquilibrer la compétition. En effet de nouveaux joueurs en provenance des championnats universitaires et des tournois auxiliaires (comparables au Challenge France et aux LAN) sont débauchés par les clubs de ligue nationale. À la différence qu’ici, les clubs classés derniers sont prioritaires sur les joueurs les plus prometteurs (chaque joueur est évalué par un groupement d’experts) et ceux-ci ne peuvent refuser les offres de clubs moins bien classés au profit de ceux qui le sont.

 

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 La draft est un moment extrêmement important en NBA. (usnews)

 

Analyse des mécanismes du système européen

 

La redistribution des droits TV : dans les ligues de football européennes, les droits de retransmission sont majoritairement répartis en fonction des résultats des clubs et de leur classement. Cependant on a constaté que ce système produisait une croissance moindre des recettes. Cette dérégulation, menée au nom du libéralisme et de la concurrence, montre, à contrario des sports américains, qu’elle n’est pas une condition de rentabilité. À noter que Riot Games possède à l’heure actuelle intégralement les droits de diffusion des LCS et qu’aucun club ne touche une part dessus. 

 

Cotation boursière des clubs : au contraire des clubs nord-américains, plusieurs sont cotés en bourse, toujours dans un soucis de concurrence prôné par la Commission Européenne. Cependant les risques boursiers sont intimement liés aux risques sportifs.

 

Dérégulation du marché des joueurs : comme sur la plupart des compétitions esportives à l’heure actuelle, le marché des joueurs est libéralisé. C’est à chaque joueur de se vendre et il est libre de faire flamber les prix, aucun plafonnement salarial n’étant instauré en Europe. Le système européen a en soi l’avantage de nous proposer lors des tournois internationaux les meilleurs joueurs de chaque région à chaque poste puisque c’est bien souvent les clubs les plus fortunés qui bénéficient des meilleurs joueurs. 

 

Les compétitions auxiliaires : les compétitions auxiliaires d’envergure présentes dans le système européen comme la Ligue Europa et que l’on peut retrouver dans l’esport avec les IEM dérégulent l’équilibre compétitif. En effet celles-ci tendent à se faire affronter les meilleures équipes européennes et internationales dans un même tournoi, creusant ainsi un fossé d’expérience entre les grandes équipes et les moins bien classées dans la ligue.

 

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Les IEM ont été par le passé l'un des grands rendez-vous annuels pour les équipes LoL. (ESL) 

 

Les indices de balance compétitive en LCS dans tout ça ?

 

La balance compétitive, ou équilibre compétitif, est un terme du jargon des analystes économiques sportifs visant à « décrire les effets d’incertitudes du résultat d’un match, d’une saison ou d’un championnat ou, à plus long terme, d’une ligue » (Andreff, 2009). Avant d’étudier la balance compétitive des LCS à l’heure actuelle, il est important de rappeler que les LCS NA tout comme les LCS  EU sont basées sur un système européen et non nord-américain. 

 

Il s’agira alors ici de montrer que le système de ligues proposé actuellement par Riot Games, et ce malgré des différences culturelles qui pourraient hypothétiquement changer la donne, n’est pas des plus équilibrés. 

 

L’indice de Herfindahl-Hirschman ou Herfindahl-Hirschman Index (HHI) en anglais, fut initialement conçu et utilisé par et pour le monde industriel pour calculer la concentration d’un marché (répartition des acteurs sur un marché, rapport de forces etc…). Il est transposé au monde du sport professionnel en 1999 par Depken afin de calculer et comparer la balance compétitive des ligues européennes et nord-américaines. En 2009 Lenten et Pawlowski proposent le HICB, modèle qui correspond ici plus à un ratio plutôt qu'à une différence à contrario du HHI. Nous avons transposé le cas aux LCS et avons calculé l’indice correspondant.

 

Sortez les calculettes

 

Soit HICB =HHI * (1/N) =  ∑ (F ² / N) 

 

F le nombre de fois où l’équipe finit première de sa ligue (ici, gagne les playoffs).

N le nombre de splits joués par l’équipe.

 

Plus le HICB s’écarte de 1 moins la ligue est équilibrée.

 

 

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Les équipes n’ayant pas gagné de playoffs ont été omises, leur HHI étant égal à 0.

Les résultats anté-circuit officiel n’ont pas été pris en compte par soucis d’équité (2013). 

 

Écart type des victoires

Après avoir calculé le HICB de chacune des ligues, nous nous sommes intéressés aux disparités de victoires entre chacune des équipes d’une même ligue. Voici les écarts types recensés.

 

Écarts type des répartitions de victoires.

  

Graphique associé :

 

 

La balance compétitive des LCS semble lésée depuis maintenant plusieurs saisons. L’écart type moyen est de 3,7 pour les LCS sur les 8 derniers splits, lorsque l’écart type enregistré sur 50 ans en NFL, MLB, NHL, ET NBA navigue entre 1,5 et 2,7.

 

Cependant l’équilibre compétitif n’est qu’un outil, une piste de travail pour l’étude des ligues et d’autres notions comme l’intensité compétitive de KRINGSTAD et GERRARD poussent l’analyse plus loin. Nous ne nous y attarderons pas ici. 

 

Riot fera son choix 

 

Il s’agissait donc ici de mesurer la pertinence d’un éventuel passage au système nord-américain. L’équilibre sportif qu’apportent les ligues fermées est intéressant puisque les instruments de régulation peuvent trouver un certain avantage et amener à justifier une légitimité au regard du droit de la concurrence. La question est de savoir si de tels instruments sont transposables dans une Europe où la concurrence prévaut et où les relations de travail sont encore très largement archaïques.

 

La condition sine qua non pour que leur efficacité soit avérée est que les différents acteurs présents sur le marché puissent s’impliquer dans des négociations collectives, Riot Games en étant l’arbitre. 

 

Le système de montée/descente étant incompatible avec le modèle nord-américain, nous sommes en droit de nous demander si les critères sportifs ne prévalent pas sur ceux financiers. Le soucis étant que les critères sportifs sont plus en phase avec la culture européenne que l’achat de son ticket d’entrée au marché en accord avec la culture nord-américaine. Reste à savoir ce que Riot Games entreprendra pour les années à venir même si les franchises semblent avoir trouvé écho auprès d’eux.

 

 

Références :

- Jean-François NYS : L’économie du sport - Conférence  (2002)

- Stephen A. RHOADES : The Herfindahl-Hirschman Index 

- Mohamed EL-HODIRI et James QUIRK : An economic model of a professional sports league

- Wladimir ANDREFF : Régulation et institutions en économie du sport.

- Wladimir ANDREFF : Équilibre compétitif et contrainte budgétaire dans une ligue de sport 

 professionnel 

- Stefan KESENNE : L'affaire Bosman et l'économie du sportif professionnel par équipe 

- Stéphane ADJEMIAN, Jean-Pascal GAYANT et Nicolas LE PAPE : A generalised index of competitive balance in professional sports leagues

- Jean-François BOURG et Jean-Jacques GOUGUET : Economie du sport 

- Scelles N & Durand C  Au-delà de l’équilibre compétitif : L’intensité compétitive. L’extension de la proposition de Kringstad et Gerrard ou l’intensité compétitive étendue, Revue Européenne de Management du Sport (30), p. 42-52.

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