Longtemps couteau suisse pour la structure *aAa* au début des années 2010, Lliane a fait son retour dans la rédaction l'an passé. Il nous propose aujourd'hui un edito sur l'impact actuel qu'ont les influenceurs sur le monde de l'esport.

 

 

Depuis quelques mois, les influenceurs se retrouvent au cœur des débats. Qu’il s’agisse de leurs provocations ou débordements en direct, des débats sur le placement de produits ou des subventions dont l’attribution interroge en termes de moralité, à défaut de légalité.

 

Vieux comme le monde

 

Ce phénomène d’influenceurs n’a de nouveau que son nom, car son principe est éculé. Qu’il s’agisse de la téléréalité des années 2000, des pamphlétaires du XIXe siècle, des romans et lettres des courtisanes du XVIIe ou de la légende antique de Candaule, le style a évolué mais le voyeurisme reste le principal vecteur de son succès. Le faible niveau moral et intellectuel des contenus a toujours été décrié quelles que soient les époques, et pourtant il a systématiquement attiré une foule avide de cet exhibitionnisme et de la proximité de façade avec les auteurs ou leurs univers (qu’il s’agisse de célébrités, de mode, de voyage ou de gaming).

 

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Madame de Montespan, influenceuse du XVIIe

 

Dans son format actuel, ce phénomène est parti du gaming, pour des raisons principalement technologiques, ce qui explique pourquoi il déchaîne toujours les passions dans ce milieu. À la fin des années 2000, seuls les gamers avertis ont souvent le matériel et la connexion adéquate pour diffuser leur écran. De plus, le jeu vidéo permet de produire facilement des milliers d’heures de contenu pour un coût quasi-nul. Pour les annonceurs, exit les blogues, la vidéo permet de faire passer un message encore plus efficacement.

 

À cette époque, les plateformes ont alors besoin de contenu, quelle que soit sa qualité, et les annonceurs sont encore peu regardants sur le placement de leurs produits (à l’exclusion de Chatroulette qui connait également son heure de gloire en 2010). Cela convient parfaitement au milieu du gaming qui cherche depuis une décennie un moyen de se monétiser et sort de la crise financière qui a vu l’évaporation complète des budgets marketing. D'autant plus que ce système permet de désintermédier les organisateurs d'évènements qui se réservaient la plus grande part du gâteau des joueurs peu protégés par le système en place.

 

C'est sur ces entrefaites que sont arrivés les influenceurs, héritiers croisés des bloggueurs et vidéastes, bénéficiant de la croissance simultanée et à trois chiffres des réseaux sociaux et des plateformes vidéo, ils ont permis d'ouvrir les budgets publicitaires d'autres industriels en dehors du microcosme du gaming. Par un effet de rétroaction, ils ont également incité certains acteurs historiques du gaming à se généraliser (ou à se casualiser). Cela leur a permis non seulement de toucher un public plus large, de réduire les efforts de recherche pour produire du contenu esportif intéressant et de séduire des annonceurs inédits. Et pourtant, le sport électronique doit aujourd'hui se dissocier de cette innovation qu’il a catalysé comme il a dû se dissocier du casual gaming auparavant.

 

Prime aux premiers entrants

 

Le parallèle avec la téléréalité est révélateur de ce qui attend les influenceurs. Avec l’arrivée de la TNT, les émissions de téléréalité sont passées en quelques années du prime time sur les chaînes historiques (TF1, M6) aux chaînes à deux chiffres de la TNT (NRJ12 et consorts). L’explication tient à un phénomène simple, la rentabilité du concept était telle (des heures de contenus pour quelques caméras fixes dans une maison) qu’elle a généré un appel d’air, un déluge de concepts et une érosion des marges jusqu’à ce que celles-ci deviennent quasi-nulles.

 

Le mécanisme de rémunération des influenceurs est également typique de l’ubérisation, puisque les premiers entrants sont ceux qui ont tiré le plus de bénéfices de ce phénomène, avant un virage vers une diminution de la marge pour les prestataires jusqu’à parvenir à un niveau à peine suffisant pour être rentable. Cela est accentué par le fait que le coût d’entrée soit absolument nul, que l’investissement et la qualité ne garantissent pas forcément de meilleures audiences et que les revenus aient été largement subventionnés par les plateformes déficitaires au cours des premières années.

 

Les plateformes sont elles aussi au cœur d’un conflit d’intérêts majeur, dans leur rôle d’intermédiaire entre les annonceurs et les producteurs de contenu. Comme pour la publicité conventionnelle en ligne (Google), elles ont tout à intérêt à maximiser le nombre de chaînes, afin de pouvoir millimétrer le ciblage du public et laisser leurs algorithmes faire le reste du travail. Il ne faut pas se leurrer, Amazon a racheté Twitch pour concurrencer Youtube, pas pour devenir le champion ou le grand argentier du sport électronique.

 

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Twitch a rebrandé sa catégorie IRL sans affecter les contenus

 

Ce phénomène n’est pas sans risque pour le sport électronique. Alors qu’il ne fonctionnait jusqu’ici qu’au mérite, certains recrutements lors de la première saison de l’Overwatch League laissent à penser que les critères utilisés par les franchises n’étaient pas uniquement sportifs. Heureusement, ces joueurs « influents » ont finalement explosé en plein vol, soit à cause de leur égo surdimensionné, soit tout simplement à cause de leur manque de niveau. Demeure un arrière-goût d’amertume que l’on ne retrouve pas sur des scènes qui ont toujours fonctionné au mérite. Que des champions vendent leur image à des marques ne pose aucun problème à personne, le problème nait lorsque des égéries de marques usurpent une identité de champion.

 

La célèbre phrase d’Andy Warhol « À l'avenir, chacun aura droit à 15 minutes de célébrité mondiale » semble plus que jamais d’actualité. Mais à quel prix ? Le sport électronique a déjà commencé à payer cette évolution avec la lente agonie du moviemaking et des portails de contenu. Charge à lui de trouver encore une fois un nouveau modèle pour rémunérer ses acteurs les plus impliqués et se protéger des opportunistes.